Quand la transition s’enraye, la sobriété s’en mêle

 

Il n’y a jamais eu de transition énergétique dans l’Histoire, voilà ce que nous rappelle l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans une interview donnée à ELUCID le 18 juin dernier. Comme le montre la fameuse courbe de la consommation d’énergie mondiale, chaque source s’est empilée à la précédente au fil des évolutions technologiques (bois, charbon, pétrole, gaz, hydro, nucléaire …). Réussirons-nous, à remplacer 3 de nos sources d’énergie majoritaires en un peu moins de 30 ans, alors que nous n’avons jamais vraiment réussi à en remplacer une seule ?

La (trop) grande inertie du système énergétique

Il y a effectivement de quoi être sceptique. D’abord, il est clair qu’il sera difficile de substituer les énergies fossiles tant elles sont commodes à utiliser : grande densité énergétique, facilement stockable (notamment pour le pétrole et le charbon) ou encore facilement transportable (notamment pour le pétrole)

Mais ce que montre l’historien dans ses travaux c’est que cet empilement s’explique aussi par des symbioses industrielles entre les différentes sources d’énergie. Autrement dit, chaque source d’énergie dépend d’une autre pour sa production et/ou son utilisation :

  • Le charbon a nécessité (et nécessite toujours) de grandes quantités de bois pour la structure des galeries des mines souterraines.
  • Le secteur des transports, lequel engloutit la majorité de la production de pétrole, requiert de l’acier en quantité pour la production des infrastructures et des véhicules. Or, un peu plus de 70% de l’acier mondial est aujourd’hui produit à partir de charbon.
  • La construction des moyens de production renouvelables (panneaux solaires ou éoliennes par exemple) requiert des énergies fossiles (pétrole pour l’extraction des minerais, charbon pour le raffinage du silicium …). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un kWh d’électricité, même renouvelable, n’est jamais complètement décarboné.

Selon Jean-Baptiste Fressoz, le terme de transition énergétique est donc trompeur. Il insinue que l’enjeu est avant tout technique, celui du remplacement des sources d’énergie fossiles par des sources moins carbonées et ne questionne en rien nos habitudes de consommation.

La sobriété au secours de la transition

Or, comme la récente tribune des patrons d’EDF, Engie et TotalEnergies publiée dans le JDD le démontre, une modification des comportements des consommateurs est déjà nécessaire face à la trop lente transformation du système énergétique.

Certes, ce besoin de sobriété s’inscrit dans le contexte de l’invasion russe en Ukraine mais il est aussi le résultat du retard pris sur la construction de nouvelles capacités de production renouvelables et du vieillissement du parc nucléaire.

Le caractère purement conjoncturel de cet appel à la sobriété n’est d’ailleurs pas parfaitement clair. Les auteurs parlent d’abord de “nécessaire sobriété d’exception” face à la crise, mais promettent d’aider les consommateurs à se préparer à une “sobriété dans la durée” en s’empressant de préciser que cette dernière n’affectera pas “significativement nos modes de vie”. Bref, on comprend à demi-mot que le chemin ne sera pas aussi aisé que prévu.

Vous avez dit sobriété ?

Si ce terme de sobriété a du mal à être prononcé c’est parce qu’il implique un renoncement à un service qui nous semblait acquis : l’accès à une énergie abondante et peu chère. Ce renoncement peut se traduire par une diminution du confort pour les populations les plus aisées mais aussi peut se révéler impossible pour les plus précaires.

Quelque soit la solution choisie pour la mise en place de cette sobriété, elle doit tenir compte de ces différents cas de figure : Comment engager les citoyens n’ayant pas de problématique du coût de l’énergie ? Jusqu’où peut-on faire monter les prix pour induire ces changements de comportement tout en protégeant les plus précaires ? A quel point peut-on, au contraire, compter sur une prise de conscience qui amènerait, ceux qui le peuvent, à volontairement réduire leur consommation ?

La problématique de l’organisation de cette sobriété revêt donc au moins autant d’importance que celle la décarbonation du mix énergétique. Elle sera cruciale pour maintenir au mieux la “cohésion sociale” face au risque de pénurie.

C’est un amendement déposé par la Commission de l’industrie et adopté grâce au soutien des groupes de droite (Parti Populaire européen, Conservateur et Identitaire) visant à reculer la date de l’arrêt progressif des quotas d’émissions gratuits du marché ETS [1,2] qui a fait bondir les eurodéputés centristes, écologistes et de gauche. Ces derniers ont rejeté le paquet modifié qui aurait permis notamment aux industriels du ciment et de l’acier de cumuler quotas gratuits d’émissions et MACF [3] pendant plusieurs années et aurait diminué encore un peu plus les ambitions de réduction d’émissions de l’UE.

Hier, un compromis a finalement été trouvé afin de valider cette mesure que le président de la Commission environnement, Pascal Canfin, qualifie lui-même de « navire amiral de la réglementation climatique européenne ». Le texte doit maintenant passer entre les mains des ministres des États membres au Conseil de l’UE, les négociations avec le Parlement devraient débuter en même temps que la présidence tchèque.

 

Où en sommes-nous ?

L’arrêt pensé originellement par la Commission environnement s’étalait de 2024 à 2030. La Commission de l’industrie considérant cette interruption bien trop brutale, est parvenue à faire amender le texte avec la période 2027-2034. Un compromis a été trouvé ce mercredi 22 juin sur un arrêt entre 2027 et 2032. Le Parlement espère que ce consensus tiendra dans le cadre des futures négociations avec le Conseil de l’UE avant l’adoption définitive.

Cependant ce compromis n’emporte pas les foules. Trop peu ambitieux pour certains eurodéputés écologistes, cette révision du marché carbone est déjà considérée comme “un monstre bureaucratique […] enclin aux abus” par l’association allemande de l’industrie chimique. En effet, le texte précise que les quotas gratuits devront continuer à s’appliquer pour les exportations vers des pays sans réglementation carbone, ce qui complexifie une mise en pratique déjà difficile. Les industriels redoutent aussi que l’augmentation du prix des matières premières ne pousse les clients à s’approvisionner en produits manufacturés en dehors de l’Europe.

 

Tout comprendre sur la fin des quotas d’émissions gratuits :

 

[1] Qu’est-ce que le marché européen ETS ?

Petit rappel: il existe une obligation d’achat de quotas d’émissions de CO2 pour les entreprises européennes de certains secteurs (génération d’électricité, raffineries, fabrication de verre, de céramique, d’acier, de ciment …). Ces quotas peuvent être vendus et achetés sur le marché ETS. C’est un mécanisme primordial dans la lutte contre le changement climatique puisqu’il permet de faire payer les entreprises pour leurs émissions.

 

[2] Pourquoi existe-t-il des quotas d’émissions gratuits ?

Les secteurs industriels les plus émetteurs comme la production de ciment ou d’acier bénéficient de quotas gratuits pour éviter que la hausse des coûts liée à cette obligation d’achat ne leur fasse perdre trop de compétitivité par rapport à leurs concurrents étrangers (non soumis à cette contrainte). Avec, notamment, un risque de délocalisation de la production en dehors de l’UE.

 

[3] Qu’est-ce que le MACF ?

Le paquet législatif du 8 juin visait à supprimer progressivement le privilège des quotas d’émissions gratuits grâce à l’introduction d’un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières de l’UE (MACF ou taxe carbone aux frontières de l’UE). L’objectif est de taxer les produits importés en Europe sur leurs émissions de carbone afin d’appliquer aux producteurs non européens les mêmes contraintes que celles qui pèsent sur nos producteurs.

Ce mécanisme venant rééquilibrer la concurrence avec les producteurs non européens, l’allocation de quotas d’émissions gratuits n’a théoriquement plus de raison d’être. Le paquet proposé par la Commission environnement prévoyait un arrêt progressif des quotas gratuits entre 2024 et 2030 (pour une entrée en vigueur du MACF autour de 2025).